La France des classes moyennes un an aprĂšs les Gilets Jaunes.

Il y a un an presque jour pour jour les premiĂšres manifestations de Gilets Jaunes commençaient Ă  investir les centres-villes, les ronds-points de la France pĂ©riphĂ©rique se couvraient de campements improvisĂ©s et de barrages, la France dĂ©couvrait Ă©bahie que la sociĂ©tĂ© française Ă©tait capable d’entrer en Ă©ruption. A travers un mouvement dĂ©crit par les classes moyennes avec qui nous dialoguons depuis 2008 comme paradoxal : inattendu dans sa forme, attendu sur le fond.

Inattendu dans sa forme : la violence de l’expression a pu les dĂ©sarçonner, voire les choquer pour certains – pas tous. Attendu sur le fond : ces classes moyennes se montrent en effet tout sauf surprises par cette Ă©ruption de colĂšre. Parce qu’elles la vivent souvent eux-mĂȘmes, au jour le jour, depuis des annĂ©es, avec l’accumulation des frustrations, la montĂ©e des peurs, le dĂ©classement pour eux ou leurs enfants.

Mais, au-delĂ  de l’évĂ©nement lui-mĂȘme, qu’est-ce que rĂ©vĂšle le mouvement des Gilets Jaunes sur la sociĂ©tĂ© française, et sur ces classes centrales qui restent pour une part en sympathie avec le mouvement ? Quatre changements d’ordre Ă  la fois Ă©conomique et anthropologique, nous ont frappĂ©s dans les rĂ©cits et rĂ©flexions qu’elles partagent avec nous en 2019. Ils viennent cristalliser des Ă©volutions Ă  l’Ɠuvre depuis dĂ©jĂ  des annĂ©es, pour certaines les radicaliser, pour d’autres les parachever.

1. L’installation dans la sociĂ©tĂ© de consommation d’aprĂšs. Avec un rapport ambigu, Ă  la fois engagĂ© et de plus en plus intransigeant, aux marques qui la font. EngagĂ© : plus que jamais, choisir une marque, c’est investir dans une marque et derriĂšre la marque dans l’entreprise qui doit ĂȘtre plus que jamais responsable, puisque c’est mettre dans son achat des ressources rares, en pĂ©riode de pouvoir d’achat structurellement dĂ©primĂ© ; intransigeant, parce que demander plus Ă  la fois fonctionnellement et symboliquement Ă  des marques qui sont plus difficilement accessibles, et parfois ne portent pas l’organisation Ă©conomique Ă©quilibrĂ©e Ă  laquelle ils aspirent, c’est politiser l’acte de consommer, non pas par des actes spectaculaires et collectifs comme le boycott, mais en se dĂ©tournant d’elles durablement, tout simplement.

2. Le dilemme des gĂ©nĂ©rations. C’est la deuxiĂšme consĂ©quence, trĂšs lourde et durable, de la crise du pouvoir d’achat combinĂ©e aux changements dĂ©mographiques – avec l’allongement de la durĂ©e de vie. Qui privilĂ©gier, au sein de la famille ? Les parents ou les enfants, quand il s’agit de consommation courante ou de soins mĂ©dicaux simples ? De façon plus dramatique, qui sacrifier, dans une optique de choix d’épargne Ă  long terme ? La France des Gilets Jaunes, c’est aussi celle oĂč se pose la question de l’arbitrage peut-ĂȘtre demain inĂ©vitable entre les dĂ©penses nĂ©cessaires pour assumer son grand Ăąge dans la dignitĂ© et celles qui permettent d’assumer son rĂŽle de soutien de famille persistant – parce que les enfants adultes ont encore besoin de leurs parents. Dilemme inĂ©dit puisque les retraitĂ©s et jeunes seniors d’aujourd’hui, trĂšs prĂ©sents parmi les Gilets Jaunes, sont la premiĂšre gĂ©nĂ©ration Ă  devoir y faire face. Et qui donne un relief suraigu aux questions de fiscalitĂ© et de pensions, puisqu’au-delĂ  du financier, c’est de dignitĂ© qu’il est question.

3. La culture de la stabilitĂ©. Quand le dĂ©classement est une rĂ©alitĂ© concrĂšte, la stabilitĂ© devient la nouvelle forme d’ascension sociale des classes moyennes. LĂ  aussi, ce n’est pas simplement d’une Ă©volution sociologique qu’il s’agit, mais d’un changement d’ordre anthropologique puisque c’est toute une vision du monde qui se transforme. La perspective de s’élever dans la pyramide sociale, et mĂȘme celle de voir ses enfants vivre mieux et faire plus, s’estompe pour laisser place Ă  une vision beaucoup plus statique et donc inĂ©galitaire de la sociĂ©tĂ©. Cette vision est aux antipodes d’un Ă©thos français trĂšs Ă©galitaire et est rejetĂ©e en tant que projet politique explicite pour la sociĂ©tĂ© dans son ensemble. Mais, paradoxalement, elle est intĂ©riorisĂ©e au niveau individuel – puisque la projection vers un statut social et un niveau de vie plus Ă©levĂ©s n’est plus un sujet. C’est nouveau.

4. La conflictualitĂ©, Ă  contre-coeur. C’est la quatriĂšme Ă©volution que nous avons vue cristalliser, en cette annĂ©e 2019 de Gilets Jaunes. La sociĂ©tĂ© s’est considĂ©rablement durcie, c’est le constat massif que font ces Français des classes moyennes. Elle s’est durcie Ă  leur dĂ©triment, puisqu’en tant que classes centrales de la sociĂ©tĂ© française, elles considĂšrent que ce sont elles qui ont le plus Ă  perdre, trop intĂ©grĂ©es pour ĂȘtre aidĂ©es, et pas assez aisĂ©es pour vivre confortablement et sereinement. Elle s’est durcie aussi contre elles, contre leurs convictions et leurs aspirations les plus ancrĂ©es, puisqu’elles mettent constamment en avant, depuis 12 ans que nous travaillons avec elles, leur attachement Ă  des valeurs de solidaritĂ© et d’entraide. Ce qui les conduit aujourd’hui, dans leur discours – et en un sens dans leurs actes, puisqu’elles ont Ă©tĂ© massivement favorables au mouvement des Gilets Jaunes, et que leur soutien est loin d’avoir complĂštement disparu aujourd’hui, aprĂšs un an de crise et de dĂ©bordements parfois trĂšs violents – Ă  envisager de se durcir elles-mĂȘmes. MĂȘme si c’est Ă  leur corps dĂ©fendant.

 

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